projet d'article pour les minutes du Séminaire sur les enseignements des champs « Ville et territoires »
Les médias sociaux constituent une couche de communication électronique, superposée, mais non disjointe, à des communications traditionnelles. Permettant un partage en réseau sans équivalent; ils sont devenus omniprésents dans la vie quotidienne des générations montantes.1) De même, dans le projet d'architecture, la couche de media(tion) numérique est maintenant bien présente : dans la relation entre les acteurs, et dans le processus de design lui-même, grâce aux outils tels que BIM, mais encore plus grâce à la sociabilité que les outils connectés introduisent. Or, dans l'enseignement de l'architecture, si les technologies de design et de représentation sont largement utilisées, l'outil social est par contre encore très rare, à part comme outil de publication (“blog”), à sens unique et instantané, ponctuel.
Une exception est donc peut-être l'« Atlas Mondial des Villes ». Depuis huit ans, les étudiants de Master de Paris-Malaquais réalisent leur mémoire du séminaire VAT sur cette plate-forme en ligne, qui contient maintenant plus de 300 mémoires d'étudiants; c'est une riche couverture géographique de villes et de territoires, effectivement mondiale. C'est aussi la mémoire du séminaire, un historique de toutes ses productions : une mémoire aisément accessible, indexée, explorable. Mais, plus encore, c'est bien une plate-forme de travail, commune aux étudiants. Nous nous proposons donc ici de présenter plus en détail cet “Atlas”, dans ses aspects pratiques, les principes d'usage, mais aussi dans l'articulation d'une méthodologie d'enseignement en séminaire ; enfin de dégager quelques principes plus généraux, qui nous semblent être les critères de son succès.
Présentation & caractères généraux de la plate-forme
Concrètement, la plate-forme utilisée est un « wiki »: un site web éditable 2). C'est donc d'abord un site web “classique”, accessible sur internet, à l'adresse http://www.atlasdesvilles.net 3), sous réserve de connaître un code d'accès simple : nom d'utilisateur : « atlas »; mot de passe : « villes ». Ce mot de passe est largement connu, et il ne s'agit pas d'une protection: mais il s'agit de montrer qu'on n'est plus ici dans « sur internet », mais dans un cadre académique, « dans l'Ecole » d'Architecture. Nous suggérons au lecteur de s'y connecter, et de naviguer dans les mémoires des étudiants: tous sont accessibles, visibles, dans l'état où les étudiants les ont laissés. Mais, plus important, le site étant un wiki, toute page peut être éditée: il suffit pour cela de se créer un compte. Un utilisateur enregistré a accès pour chaque page à une fonctionnalité “Modifier cette page”: un éditeur de texte en ligne permet la modification du texte, et un ensemble de balise assez simple permet la mise en page, le téléchargement d'images vers le serveur, leur insertion dans des pages, ainsi que quelques autres fonctionnalités. La création de nouvelles pages est extrêmement simple, puisque accéder à une page non-existante propose de la créer. L'édition est donc totalement libre, mais non anonyme.
Au delà de cette description technique, se dégagent quelques principes que l'on peut résumer en trois points: publicité, temporalité, et simplicité. La publicité est la caractéristique la plus forte de la plate-forme : tout travail fait par les étudiants (ou, d'ailleurs, par les enseignants) est visible par l'ensemble des participants, immédiatement et de façon permanente. Vous-même pouvez voir non seulement les mémoires terminés des années précédentes, mais aussi les travaux en cours - et aussi mémoires non terminés, voire abandonnés. Nous incitons les étudiants à publier un travail même intermédiaire, même d'ailleurs des documents temporaires, textes copiés, références… qu'ils n'ont pas nécessairement l'intention de garder dans un mémoire “fini”. Le wiki est vraiment, là, un espace de travail public. Pour assurer un maximum de publicité, les enseignants ont d'ailleurs imposé la règle selon laquelle il est discuté, durant les heures de cours du séminaire, seulement de ce qui a été publié, forçant et structurant le travail, l'engagement, des étudiants. Ceux-ci ne perçoivent en général pas cette publicité comme intrusive; ils y sont habitués, car c'est aussi le modèle (publicité par défaut ; mise en privé seulement par choix) des médias sociaux sur internet.4)
Ensuite la temporalité : si tous les contenus sont visibles à tous, ils sont de plus visibles dès leur insertion, immédiatement. Le travail peut être « en temps réel », les réactions d'enseignement, les corrections, peuvent être synchrones. S'il est finalement fait peu usage de cette capacité de « réunion dans le temps », c'est qu'un autre aspect temporel de la plate-forme est encore plus important: que le passé est mémorisé entièrement, daté, que les versions de travail sont toutes conservées, (versionnées, archivées) ainsi que tous les documents intermédiaires. Ce mécanisme, habituel sur des systèmes de gestion de documents, permet une grande souplesse, un droit d'expérimenter, de détruire, d'ajouter, sans aucun risque. Il implique, en contre partie, une visibilité dans le temps (le professeur peut savoir quand les étudiants ont travaillé). Là aussi, la résistance pourrait être forte de la part des étudiants. Or il n'en est rien :pour eux, ce n'est pas une difficulté que la plate-forme garde un historique aussi précis de leur travail. Là aussi, la similarité avec les média sociaux est forte.
La simplicité de la plate-forme est certainement sa dernière caractéristique principale: elle a initialement été déterminée par le manque de moyens ; n'ayant de ressources ni financières ni humaines, nous avons installé le logiciel le plus simple, libre de droit, Mediawiki d'abord, puis Dokuwiki. Certes, l'absence d'adaptation précise de la plate-forme à l'usage que nous voulions en faire, est parfois lourde à supporter. On a parfois l'impression d'atteindre les « limites ». La gestion des représentations, en particulier, est minimaliste.
Utilisation dans l'enseignement en séminaire
Mais l'outil ne serait pas utilisable s'il ne s'accordait pas avec les méthodes d'enseignement, avec les buts du séminaire. Méthodes et buts qui sont en partie déterminés par le domaine - les études urbaines - mais, nous allons le voir, ils se généralisent plus largement au travail d'enseignement. D'une certaine manière, il s'agit d'organiser, avec l' « Atlas des villes », une mise à l'échelle de l'internet, du format de séminaire participatif : un format où l'échange vivant entre l'enseignant et les élèves est créateur de connaissances. Il ne s'agit certainement pas d'enseigner, en Ecole d'Architecture, les techniques de l'urbanisme. Il ne s'agit pas non plus pour les étudiants d'acquérir une masse de connaissances. Mais, au delà d'un certain nombre de concepts de base (échelle, temps, équilibres urbains…) et surtout d'une confrontation aux multiples approches possibles pour comprendre la ville, il s'agit surtout d'un apprentissage de méthodes intellectuelles : savoir (se) poser les questions, plus que d'avoir les réponses. La plate-forme technologique est donc un support pour créer ce que Spinoza définit comme une connaissance du deuxième genre, une connaissance non dédiée, mais réfléchie, sociale, sous le regard de l'enseignant. Pour cela, la capacité à “déposer” sur le wiki, les éléments en cours de travail, pour supporter un travail de critique et de discussion, est fondamental. L'échange oral entre les étudiants et l'enseignant se double d'un échange de documents, de textes, sur le wiki. La mise en valeur passe par la mise en public, donc la mise en réseau : la première logique qui sous-tend l'usage de l'Atlas, c'est d'envisager une exploitation beaucoup plus importante du travail des étudiants, donc du travail fait en séminaire. Cette mise en réseau, l'exposition publique permanente du travail, permet à l'atlas de prendre un rôle de modèle, d'émulation, et devient un atout pédagogique, un gage de motivation et de qualité.
Mais c'est parce que les mémoires existants exposent la diversité, la complexité, des problématiques urbaines, que l'atlas offre aux étudiants, par son existence, cette démonstration pratique, à leur niveau, des enjeux de l'étude urbaine. En couvrant les multiples aspects de l'urbanisme, ses dimensions – spatiales, temporelles, d'action - et ses échelles, comme ses techniques d'analyse, il permet aux étudiants de se familiariser avec la pluridisciplinarité indispensable à l'étude et au projet urbain. Faciliter les analyses croisées - conforter les bases de connaissance, culture historique, géographique, démographique, sociologique, économique, technique (flux, dimensions), mais aussi poétique et plus généralement artistique, et surtout les bases méthodologiques des étudiants. Là aussi, avoir constamment sous les yeux les documents, les travaux en cours, assurera la meilleure approche possible.
L'initiation à la recherche, c'est-à-dire l'apprentissage par le questionnement, préparation à une activité possible académique de recherche, constitue le cœur de la méthode du séminaire VAT. Sur le wiki, les étudiants s'initient à la manipulation des outils du chercheur: dans un premier temps pour la définition et le cadrage d'une problématique : collecte, recherche documentaire ; ensuite évaluation intuitive ou explicite de la richesse d'un document ; enfin analyse discursive comme source de questionnement. En rendant visible les documents, le wiki formalise les choix, le travail d'analyse, des étudiants : l'analyse de documents est surtout l'un des moyens pour faciliter une capacité créative des étudiants, le choix libre du terrain d'étude en étant un autre. Alors l'avantage d'avoir une plate-forme, c'est de pouvoir accompagner les étudiants, sans les orienter, sans les influencer, sans même les guider, car l'exemple collectif, passé et présent, des mémoires d'autres étudiants, leur fournit déjà un cadre ouvert mais solide. Structure très légère mais d'un grand soutien, l'atlas aide à libérer une force d'opinion, de motivation, des étudiants, et permet de canaliser une production personnelle, graphique ou verbale, forte des émotions comme de l'intellect.
La production de documents, textuels ou visuels, constitue le catalyseur du travail d'analyse urbaine : tirer parti des documents tiers pour trouver un questionnement, tirer parti des documents produits pour trouver des réponses : cela pourrait résumer la méthodologie générale du séminaire. Là aussi, nous tentons de forger nos propres outils, de définir nos propres formats, grâce à la technologie. Le format informatique se prête bien à une recherche de modes d'écriture et de lecture nouveaux, plus efficaces, plus fluides : tant dans la présentation, que dans les multiples formats de documents (échelles, qualité, type et format – vectoriel, haute définition, 3D éventuellement…). Conserver les documents en format numérique, vectoriel en particulier, permet de les manipuler sans perdre des détails ou des informations. Quant au texte du mémoire, il est d'ailleurs autant un accompagnement, une conséquence pour les créations graphiques, dessins, photos, vidéos, montages – et cartes bien sûr - qu'un texte académique « en soi ». Collecte, analyse, production, conservation, présentation : ce processus s'applique tout particulièrement aux documents cartographiques, où l'accès au document original, dans toute sa finesse de détail, dans sa richesse et sa complexité, est très importante, à la fois pour l'analyse et la production.
Grands axes d'un contexte théorique
Si nous voulons, finalement, trouver des cadres plus généraux, plus théoriques, à la mise en place et à l'utilisation de tels outils, nous découvrons une correspondance avec des tendances profondes de l'évolution de l'enseignement en général, qui sont à la fois conséquences de l'usage des technologies, et parallèles, similaires aux méthodes de ces technologies. Il s'agit de promouvoir un apprentissage en réseau, dont la valeur est créée par la richesse des interactions entre tous les participants, enseignants comme étudiants. On se rapproche ici des « MOOC », formations ouvertes massives en ligne, mais avec dans notre cas, une mise en réseau encore plus importante. C'est une conséquence de la réduction des coûts de transaction permise par la technologie, donc d'une application de la loi de Metcalfe, qui enseigne que la valeur d'un réseau est proportionnelle au carré du nombre de ses nœuds. C'est ce que certains appellent une approche « connectiviste », approche largement développée par des théoriciens de l'éducation.5)
L'important est donc de faciliter le travail en réseau, et la clé en est de maintenir un très faible coût de transaction à toute interaction. La simplicité de la plate-forme, son minimalisme, sa minimalité même, deviennent non plus une conséquence de son origine, mais une nécessité à son succès: un système plus complexe, moins facile à manipuler, serait moins efficace, requérant plus d'investissement des participants, diminuerait (toujours selon la loi de Metcalfe) la valeur du réseau, son utilité, par un facteur proportionnel au carré de l'investissement marginal individuel requis.6) Il s'agit d'ailleurs d'une grande tendance actuelle du design des systèmes informatiques: l'extrême minimalisme, c'est-à-dire une grande pauvreté de moyen, est indispensable à une grande richesse d'usage. Les exemples abondent : la page de garde de Google ; Twitter ; Wikipedia… Ce cadre est aussi suggéré directement par la technologie, par une approche de la création de contenu, du design, public, traqué et surtout « léger », simple, où il est plus important de publier tout de suite, et souvent, que de publier quelque chose de fini : un modèle qui correspond à la fois à des processus de design actuels, influencées par les méthodologies de développement logiciel modernes, en particulier de logiciel libre.7)
Démarré, donc, avec des moyens minimaux, grâce à l'initiative de Jean Attali (ENS-PM) et de Bertrand Segers (maintenant ENSAPLV), l'Atlas devrait continuer à offrir des usages riches ; plusieurs enseignants se servent d'ailleurs de l'ancienne version pour leurs enseignements (dessins, projet, rapports). Mais si la technologie permet de conforter le travail croisé entre étudiants (co-apprentissage, apprentissage en réseau), elle devrait aussi ouvrir de nouvelles perspectives : la gestion de documents, l'interfaçage, reste un domaine à développer. Conforter la production de documents reste la priorité. mais dans tous les cas, il sera souhaitable de conserver le mode de développement minimaliste, incrémental, qui a jusqu'à maintenant réussi à l'Atlas des villes : un produit « vivant », jamais fini, mais toujours, à un instant donné, d'une qualité maximale par rapport à l'effort fait.