Tenerife


Tenerife, Îles Canaries, Espagne


La mer est le contexte de toute île, et voilà notre grand problème. Pour nous, la mer n'existe pas en tant que telle, elle n'est qu'une abstraction, une lacune dans les cartes, dans le meilleur des cas un désert bleu.

La mer est seulement une couleur uniforme, la même partout. La même teinte bleue dans l'Arctique et dans l'océan indien. Pour nous, la Méditerranée a la même profondeur que la fosse des Mariannes, ou peut-être qu'elle n'a tout simplement pas de profondeur.

Elle n'existe pas. On en connaît plus sur la surface de Mars que sur le fond de l'océan, et parce que notre planète est appelée "La Terre" et non pas "La Mer", celle-ci n'a pas de nature en soi, c'est un négatif.

Comme le silence, le vide ou l'immensité, elle est tout simplement tout ce qui n'est pas la terre, sans autre qualité. Ou c'est peut-être de cette façon qu'elle est perçue à partir de la rive de n'importe quel “continent”, un terme dont l'étymologie, ne l'oublions pas, signifie le “contenant”. Hors de lui, tout est immensité.


Auteur : Yusti Gómez Herrera

Titre : Tenerife, l'île et le monde

Année : 2012

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Sections insulaires. Quatre âges de l'île : naturel > pré-colonial > colonial > contemporain.



Travailleurs d'une plantation bananière (1964).


Carte exposée : Le découpage de l'île en régions.
“Deux moitiés (nord / sud), divisées en trois étages parallèles à la côte. En outre, les ravins et les escarpements divisent l'île perpendiculairement à la côte. Chacune de ces “régions” s'étend du sommet (La Cumbre) jusqu'à la mer.


La vie à Santa Cruz

L'ordre social définissait la vie de tous et de chacun des habitants de Santa Cruz. En partant du sommet social, on trouvait les hôtels particuliers des riches. Protégés derrière des clôtures et des murs, ils dominaient la capitale depuis le haut des pentes abruptes du massif montagneux d'Anaga, comme des crécerelles posées au bord d'un abîme, les yeux tournés vers le bas. Pour n'importe quel habitant de la ville, la vision de ces demeures à l'architecture fantaisiste, représentait le couronnement d'une pyramide sociale plus qu'escarpée, dont on ne devinait que les pinacles transperçant la végétation luxuriante, couvrant d'une canopée les jardins où la haute société se rassemblait.

Très en-dessous, on trouvait le reste de la population : les plus fortunés vivaient dans des maisons aux couloirs longs, aux patios blancs et aux façades coloniales peintes en couleurs terreuses. À partir de ce niveau que l´on pourrait considérer comme aisé, les marches de l'échelle sociale se dévalaient rapidement vers le fond de la misère. En effet, chaque pas vers le bas accompagnait une diminution de la taille et du confort des espaces, une augmentation de la densité de population. Les parterres devenaient des jardinières bon marché, et celles-ci à leur tour se déclinaient dans un nombre toujours grandissant de pots. Les halls d'entrée et les salons de la haute société se transformaient en terrasses et balcons à l'ombre, où les honnêtes gens s'asseyaient pour voir leurs vies s'épuiser sous le poids encombrant d'un nuage végétal, composé d'un millier de pots à fougères, suspendus au plafond afin de combattre la chaleur. Enfin, les immeubles de rapport devenaient de modestes logements ouvriers. À la limite de ce qui était considéré comme “respectable”, on trouvait des appartements infestés de familles de travailleurs. Un faible ensoleillement en dépit de la latitude tropicale. Des loyers à payer et des créanciers.

La vie dans ces appartements partagés par nécessité était certainement difficile, mais pour les habitants, la surpopulation était un moindre mal par rapport à ce qui se trouvait en-dessous d'eux. En fait, derrière ces gens pauvres mais respectables, planait l'ombre menaçante de la déportation, d’une vie dans des bidonvilles construits en fer blanc, au-delà des limites de tout ce qui pourrait jamais être considéré comme urbain. Mais vivre loin des faubourgs n'était pas pire que de vivre en ville sous la stigmatisation des ciudadelas. Architectures de la marginalité, il n'y avait rien de plus terrifiant pour quiconque ne voulait pas être perçu comme un criminel potentiel, que ces petites pièces étalées le long de patios étroits et négligés, où traînaient des gosses, des géraniums et des fils à linge qui, tels une toile d'araignée, piégeaient les habitants dans une vie placée sous l'œil du mépris.

Mais sans doute il y avait pour eux quelque chose de bien pire encore. Au-dessous de toutes ces couches sociales et en-dessous de la couche de la ville elle-même, pour ceux qui étaient venus à la capitale avec rien parce qu'ils n'avaient rien là d'où ils venaient. Pour ces gens déshérités, les ciudadelas étaient presque un rêve inatteignable. Pour eux, la vie à Santa Cruz n'offrait qu'une seule possibilité : les grottes sur le fond et les pentes des nombreux ravins qui traversaient la région. Ce fut ainsi que les mines d'eau abandonnées, les étables pour les chèvres et les chameaux, les anciennes grottes d'habitation aborigènes ou tout simplement les creux du terrain, accueillirent lentement un flot de gens pauvres comme Job. Pour chacun d'eux, la gorge du ravin s'ouvrait accueillante, comme une plaie saignante vers les entrailles de l'île, vers l'intérieur d'un passé qui saignait déjà depuis plus de cinq siècles.

Pour les honnêtes gens de la ville, la saleté du ravin accompagnait ces personnes partout où elles allaient, même si elles tentaient de se laver. Elles l'avaient sous la peau. Pour les désigner, les gens de Santa Cruz ajoutaient au mot Barranco, ravin en espagnol, l'énigmatique suffixe -ero, qui évoque vaguement la provenance et la production. C'était comme si l'on ne pouvait plus discerner si les habitants du ravin étaient nés là-bas ou bien si ces égouts à ciel ouvert creusés dans la ville, si un tel désordre géographique n'était que le résultat fatal de leurs vies d'infamie et de misère. C'étaient les Barranqueros.

Ce fut le 25 Juillet 1954, à l'intérieur d'une de ces cavités, au fond d'une gorge qu'on appelait Matías Molina et entourée d'une obscurité minérale, que ma grand-mère donna le jour à ma mère, la première de cinq enfants nés dans une maison en pierre mais sans parois.

Ensuite, douze années se sont silencieusement écoulées : douze étés à transporter toutes sortes de cruches sur la tête en guise de chapeau sous le soleil brûlant, douze hivers sous la peur d'être emportés par les crues du ravin, douze années de coups des pierres jetées par des gamins en allant vers l'école. Et après ces douze années, la sortie du ravin pour une meilleure vie dans les cités arriva. Discrètement, sans se retourner, sans pitié pour ceux qui restaient et avec la seule idée d’étouffer le son du ravin au fond des couches et des couches de silence, ils décidèrent qu´il fallait cacher cette marque tatouée sur leur peau pour intégrer la soi-disant « bonne société ». Personne ne devait savoir.

Tout fut conduit à terme sans dire le moindre mot et dans la plus grande discrétion. De la même manière que des années plus tard, la gorge ouverte du ravin fut silencieusement anéantie, sous des tonnes de terre et les gravats de la ville moderne, en bruyants chantiers de construction.

Les blessures furent fermées à force, sans pour autant arrêter le saignement, sans désinfection. Et c'est comme ça que Santa Cruz oublia qu'elle avait été pauvre.



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