L'isotropie selon Bernardo Secchi et Paola Viganò
Bernardo Secchi & Paola Viganò, La ville poreuse. Un projet pour le Grand Paris et la métropole de l’après-Kyoto.
Reconstituer certains cheminements intellectuels, retrouver la logique de formation d’un concept, interroger les modalités de sa représentation : ce travail est d’autant plus nécessaire lorsque ledit concept a fait l’objet d’une appropriation collective et que sa diffusion le soumet à des utilisations voire à des évaluations contradictoires. C’est le cas de la « ville diffuse » dont le vocable a été popularisé par Bernardo Secchi et Paola Vigano, qui l’empruntèrent à Francesco Indovina (Indovina, F. (ed.), La città diffusa, Venise, IUAV, 1990.)
Rappel de la notion de ville diffuse, telle qu’elle est présentée par Paola Viganò :
« Contrairement aux aires métropolitaines traditionnelles caractérisées par une forte hiérarchie et par des connexions verticales, la ville diffuse est tissée de relations horizontales et caractérisée par des relations hiérarchiques plus faibles. Dans ce territoire horizontal (…), on peut reconnaître des filaments, des plates-formes, l’accumulation de points de densité pas encore stabilisés, des espaces vides, un monde d’objets. » (Viganò, 2012, 168)
Je souhaite ici partir d’un terme, utilisé à maintes reprises par Bernardo Secchi et par Paola Viganò : le terme d’isotropie. Mon but : situer ce terme dans le contexte des études et des projets que les deux architectes ont consacrés à la ville diffuse ; justifier et discuter la pertinence de ce terme ; considérer à la fois le concept en lui-même et sa figuration cartographique, voire dans la dynamique de projet qui leur est associée.
L’idée d’isotropie chez Bernardo Secchi et Paola Viganò
1. La ville poreuse
Bernardo Secchi / Paola Viganò, La ville poreuse. Un projet pour le Grand Paris et la métropole de l’après-Kyoto, Genève, MétisPresses, 2011.
http://www.secchi-vigano.eu/atS08/at%20S08_grand%20paris.html
L'équité de traitement du territoire et l'idéal planificateur d'un espace isotrope : https://www.youtube.com/watch?v=ljhY22zmm6s#action=share
“Une métropole socialement intégrée est une métropole sans barrières physiques, monétaires ou imaginaires qui la compartimentent ; une métropole sans enclaves, poreuse, perméable, isotrope. L’isotropie, figure par excellence de la démocratie, est la figure qui s’oppose à l’organisation pyramidale et hiérarchisée de la métropole radioconcentrique ; localement, elle s’oppose aussi à la métropole multipolaire où chaque pôle peut générer sa propre périphérie. L’isotropie est évidemment un état idéal auquel on peut tendre ; elle n’agit pas de la même manière à toutes les échelles. » (Secchi, 2011, 22)
« …l’obstacle majeur à la représentation d’une métropole isotrope est la difficulté de sortir d’un imaginaire pour lequel l’ordre, dans tous les domaines, coïncide avec la hiérarchie : hiérarchie des espaces verts, des cours d’eau, des infrastructures de la mobilité, des lieux centraux et de la sociabilité, etc. Une idée qui a une origine métaphysique et qui devient opérationnelle à la faveur de la lente construction des Etats nationaux avec leur centre du pouvoir, leurs bureaucraties et leurs frontières. » (Secchi, 2011, Ibid.)
Premier commentaire
Deux remarques. La première est que Secchi prend soin de distinguer deux formes de la métropole, l’une radioconcentrique (Paris), l’autre multipolaire (Venise ? Shanghai ?). Or, s’agissant de la diffusion urbaine, je ferais plutôt une autre distinction, celle qui oppose les métropoles (en référence éventuellement au sens que la loi MAPTAM – modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles – de janvier 2014 a donné à ce mot) et les villes moyennes. Je fais l’hypothèse que la ville diffuse, à l’intérieur de l’aire métropolitaine, participe à l’enrichissement de la métropole tandis que la ville diffuse, à l’intérieur de l’aire non métropolitaine d’une ville moyenne, contribue à l’appauvrissement de celle-ci. La distance à la métropole est un facteur qui peut être soit positif soit négatif, c’est pourquoi elle peut être interprétée selon une logique qui n’est pas seulement spatiale mais aussi économique et sociale. La deuxième remarque est que le problème posé est celui qui consiste à se demander dans quelle mesure on peut transférer des valeurs d’ordre (au sens d’un système informé et capable) d’un système hiérarchique à un système non hiérarchique voire antihiérarchique : problème hautement politique.
2. La notion d’isotropie
Paola Viganò, Les territoires de l’urbanisme. Le projet comme producteur de connaissance, Genève, MétisPresses, 2012.
« La notion d’“isotropie” se réfère à un corps, une substance ou un phénomène qui présentent les mêmes propriétés dans toutes les directions. Les descriptions du territoire métropolitain de Venise, comme de nombreux territoires de la dispersion en Europe, recourent fréquemment à des termes et des représentations comme ceux de grille, de nébuleuse, de dispersion, de diffusion, etc. qui peuvent se référer à l’isotropie. Comme métaphore, l’isotropie regroupe par ailleurs différentes formes génériques représentées soit dans la réalité physique soit dans les lectures idéales du territoire. » (Viganò, 2012).
Paola Viganò et al., Water and Asphalt, le projet de l'isotropie dans l'aire métropolitaine de Venise.
En gris, le bâti. En rouge, les réseaux d'eau naturels et artificiels.
Commentaire de l’hypothèse
On le verra, la notion d’isotropie est utilisée pour construire un modèle non hiérarchique des territoires de la ville dispersée. Ce modèle est celui d’une structure spatiale qui idéalement assurerait les mêmes propriétés distributives (au sens d’une juste répartition des fonctions urbaines ou des points d’accès aux services urbains) à tout l’espace habité, c’est-à-dire les mêmes “facilités” (au sens anglo-saxon des commodités et des équipements) à tous les habitants. Il s’agit d’un espace où la tendance à être organisé selon des gradients de densité décroissante depuis le centre vers la périphérie serait contrariée ou compensée par la formation d’îlots de densité, capables d’autonomie relative, capables par conséquent (j’interprète) de rendre la distance au centre « positive » : moindre dépendance au centre, connectivité accrue avec des entités de même rang. Comme l’écrit Paola Viganò :
« la locution de “ville diffuse” (…) contribue à l’émergence d’une nouvelle conscience politique locale qui affirme son identité, en opposition à la ville traditionnelle. Le territoire de projet est dans ce cas un territoire politique. » (Viganò, 2012, 168)
La difficulté vient précisément ici de la superposition de l’analyse spatiale et de son interprétation politique. C’est aussi ce qui fait l’intérêt des notions introduites et développées par les auteurs vénitiens.
3. L’isotropie comme projet
Ariella Masboungi (dir.), Métamorphose de l’ordinaire. Paola Viganò, Grand Prix de l’urbanisme 2013, Marseille, Parenthèses, 2013 & Paola Viganò, Lorenzo Fabian, Bernardo Secchi, Water and Asphalt. The project of isotropy, Zürich, Park Books, 2016.
La région du Veneto suggère une définition alternative à celle du sprawl :
« Le sprawl ne peut décrire de manière adéquate un territoire de la dispersion [que] des spécificités économiques, sociétales et culturelles […] ont profondément marqué au fil du temps. » (Masboungi, 2013, 68)
Présence de configurations spécifiques de l’infrastructure :
« une “éponge” diffuse et isotrope composée des routes et du système de l’eau. » (Ibid.)
Commentaire : Le Veneto, modèle pour d’autres types de territoires ruraux progressivement urbanisés ? Voir le territoire de Nansha (Guangzhou), les extensions urbaines autour de Kushan, de Suzhou, etc., en Chine. L’isotropie, une idée régulatrice ?
“Qu'est-ce qui est encore contemporain dans les processus passés de rationalisation ? L’isotropie est-elle une figure de rationalité contemporaine et future ? L’isotropie est une figure idéale et extrême, le territoire n’est ni parfaitement isotrope ni homogène. (…) L’idée n’est (…) pas celle du centre et de la périphérie, mais celle de la construction d’un champ de conditions horizontales pour des pratiques et pour une écologie contemporaine. » (Ibid., 69)
Bernardo Secchi : «Isotropy versus Hierarchy »
« First and foremost, a clarification of terms :
Isotropy: In an isotropic body, for example an isotropic network, there are no prevailing directions; each and every node is equally connected to each and every other node, any level that intersects the same divides it into two specular parts. An infinite isotropic body, or network, has neither centre nor periphery.” (Viganò et al., 2016, 35)
Isotropie (interprétation) : Dans un corps isotrope, par exemple un réseau isotrope, il n’y a pas de directions privilégiées ; chaque nœud est également connecté à chacun des autres nœuds, toute intersection divise le tout en parties symétriques. Un corps isotrope infini [l’univers ?], ou un réseau, n’a ni centre ni périphérie.
Nouveau commentaire
Allusion à la théorie des réseaux et à ses problèmes de symétrie, comme on les rencontre en physique des solides, en cristallographie, en technologie ou en astrophysique ! Le concept d’isotropie est un concept importé, il en est fait ici un usage métaphorique, ce qui n’en affaiblit pas nécessairement le sens mais lui confère une fonction théorique intermédiaire entre la figure et le concept proprement dit. Cela renvoie à l’ensemble des questions posées par les historiens des sciences et les historiens de l’art, au sujet des styles de représentation dans les sciences : Horst Bredekamp, d’un côté (The technical image : a history of styles in scientific imagery (2008), Univ. of Chicago, 2015) ; Peter Galison, Lorraine Daston (Objectivity, 2010, tr.fr. 2012), de l’autre, pour ne citer que les plus connus.
Résumé : les significations et les valeurs associées à la notion d’isotropie
1. L’opposition entre isotropie et hiérarchie signifie opposition entre système pyramidal, vertical, et système “vicinal” (je vais expliquer pourquoi j’emploie ce terme), horizontal.
2. L’isotropie serait démocratique parce qu’égalitaire.
3. Elle n’aurait ni centre ni périphérie (son centre est partout et sa circonférence nulle part ?)
4. Elle correspondrait à un état de dispersion urbaine et d’interaction forte avec la campagne. Sa notion est préférée à celle d’étalement urbain, celui-ci étant généralement décrit depuis les noyaux denses d’une ville centrale ou d’un attracteur métropolitain. Le thème de la campagne – Countryside – prend ici toute sa valeur stratégique, au cœur des actuelles remises en question de la pensée urbaine, territoriale et paysagère.
5. Elle est un extrême, une limite, ce qui veut dire qu’elle forme généralement avec la hiérarchie un système polarisé. Isotropie et hiérarchie formeraient ensemble un système à couches multiples (overlaid system), fait de superpositions et de chevauchements, ou du moins structureraient le territoire selon des dynamiques ou des vecteurs opposés.
6. L’opposition hiérarchie / isotropie est appropriée à la description de modèles de circulation eux-mêmes appliqués à la carte des réseaux hydrographiques et routiers, notamment dans la région du Veneto. Ces modèles sont intitulés « Pipes » et « Sponges », pour « Tuyaux » et « Eponges ». On pourrait dire aussi système « tramé » et système « alvéolaire » [voir Pau 2030]. La pertinence de ces analyses vient d’une approche plus physiologique (en termes de flux et de régimes de flux) qu’anatomique (en termes de graphes de réseaux).
7. L’isotopie peut faire penser à la grille territoriale et urbaine américaine… et à ses évolutions récentes, comme décrites par Albert Pope dans Ladders : la déstructuration progressive de l’ordre issu de la trame urbaine régulière.
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