Le coup d'œil du géographe première version
“Il faut donc, du peu que l'on voit, conclure les allures les plus probables de tout ce qu'on ne voit pas.”
Général Berthaut, Connaissance du terrain et lecture des cartes (études topologiques), Service géographique de l’armée, 1912, p. 150.
La cartographie selon le général Berthaut
Le général Berthaut fut directeur du Service géographique de l'Armée (1903-1911). IL est l'auteur de plusieurs études approfondies sur l'histoire des ingénieurs géographes et sur celle de la cartographie.
Berthaut, Henri-Marie-Auguste (1848-1937) :
-La Carte de France, 1750-1898, étude historique, Service géographique de l’armée, 1898-1899. -Les ingénieurs géographes militaires, 1624-1831 : étude historique, 1902. -Topologie, étude du terrain, 2 vol., Service géographique de l’armée, 1909-1910. -Connaissance du terrain et lecture des cartes (études topologiques), Service géographique de l’armée, 1912. -La Guerre actuelle : ses conditions, ses solutions possibles, 1915. -De la Marne à la mer du Nord. Vue d’ensemble sur les opérations militaires (1914-1918), Paris et Bruxelles, G. Van Oest et Cie, éditeurs, 1919. -L’Erreur de 1914. Réponse aux critiques, Paris et Bruxelles, G. van Oest & Cie, 1919.
Les vallées de la Bièvre et de l'Yvette. Général Berthaut, Topologie. Etude du terrain, t. II, 1910 : cartes n° 188 (Bassin parisien, échelle 1:200 000e) et n° 189 (Idem, 1:50 000e).
Préface
« (…) Les éléments de la topologie sont la nature du terrain, sa structure, les effets des actions dynamiques auxquelles il est soumis et ceux des agents extérieurs, atmosphériques et autres, qui modifient le relief structurel. C’est une science complexe, dont l’application comporte l’étude de problèmes très variés, et qu’on fausserait totalement, si on prétendait la résumer ou la traduire en préceptes convenant à toutes les circonstances.
Prenons un exemple pour fixer les idées ; un exemple simple. Soit celui des plateaux qui s’étendent au Sud-Ouest de Paris et de Versailles, découpés par les vallées de la Bièvre et de l’Yvette et par leurs ramifications. La topologie permet de reconnaître sur la carte, tout aussi bien que sur le terrain lui-même, quelle est la nature du sol des plateaux, celle des pentes ; à quelle hauteur se trouvent les crêtes et les ressauts, s’il en existe ; s’il y a des sources, et à quel niveau ; comment sont constitués les fonds des vallées et ceux des vallons ; quel peut être le régime des cours d’eau ; comment se comportent leurs berges et leurs lits, etc., etc.
Les plateaux sont ondulés, et les pentes des ondulations de leur surface sont presque partout trop faibles pour que la carte au 80 000e puisse les représenter (…).
Les considérations topologiques permettent d’établir que les dépressions de la surface du plateau prolongent les échancrures qui en accidentent les bords ; ce sont des vallonnements esquissés légèrement sur le haut qui, en atteignant les coupures des vallées, s’encaissent brusquement. »
Les cartes topographiques
Berthaut rappelle ses travaux antérieurs sur les “progrès successifs apportés dans les méthodes et les procédés de figuration du relief”, depuis la carte de Cassini, “considérée comme type”, et la carte de France de son époque (premières années du XXe siècle) : projection horizontale, cartes en hachures “appuyées sur des courbes généralisées”, cartes basées sur des levés à grande échelle, perfectionnements dus à l'usage de la photographie et des tirages en couleurs. L'évolution vient avec les courbes de niveau (l'ingénieur hollandais Cruquius, 1729; le capitaine du génie Clerc, 1809), puis avec “l'équidistance, les figurés en hachures régulières, les diapasons de teintes et de hachures en lumière zénithale et en lumière oblique.” L'évolution de la cartographie va de pair avec celle de la géographie physique : “Il ne s'agit plus uniquement de représenter les formes du terrain, mais aussi de les comprendre, d'en discuter les raisons, d'en rechercher les origines, et de prévoir la suite future de leur état présent.” Les études topologiques ont donc un double intérêt : “En donnant la science des formes, elles en assurent la définition dans le sens le plus vrai, le mieux dégagé des conventions routinières, et elles en permettent la généralisation intelligente et raisonnée, quand cette généralisation devient nécessaire.” “La lecture de la carte, dans le sens le plus absolu, suppose la connaissance du terrain, et cette connaissance, c'est la topologie qui la donne.”
Interprétation du relief
“Style d'une carte. Education des opérateurs”
Etude comparée de la définition du terrain sur des cartes anciennes et récentes
L'étude se concentre sur plusieurs grands massifs alpins : le Massif de la Vanoise, Les Grandes Rousses, le Massif de la Chartreuse. D'autre part, plusieurs exemples sont empruntés à des cartes levées et exécutées en Afrique du nord : on retiendra ici le cas de la Maurienne (Les Grandes-Rousses), puis, en Algérie, celui de Batna.
Extrait de la feuille de St Jean de Maurienne et de Briançon au 80.000e
L'étude raisonnée des formes et de leurs causes
« La difficulté est grande. Elle devient parfois insurmontable sans le secours de la topologie qui, en toutes circonstances, lui assure au moins une solution logique. L’étude raisonnée des formes et de leurs causes, basée sur la connaissance de la structure, de la constitution du sol, sur celle des lois de l’érosion et de l’alluvionnement et des effets variés de leur application à des terrains de natures diverses, contribue puissamment à donner au topographe le coup d’œil nécessaire, lui apprend dans chaque circonstance à distinguer ce qui est essentiel de ce qui n’est qu’accessoire, à juger les ensembles et à y encadrer les détails selon leur valeur, et finalement à donner l’expression qui convient au relief, à l’échelle du travail. Les directions des plissements, le groupement en faisceaux et les particularités de leurs accidents, la continuité des versants, les caractères topographiques des cirques, des bassins de réception, des coupures, des terrasses d’érosion, des cônes d’éboulis et de déjections, etc., etc., apparaissent au topographe prévenu, qui sait d’avance où les rencontrer, qui comprend les formes qu’il voit et en déduit sans difficulté celles qu’il ne voit pas encore. Ce sont les études topologiques qui le disposent à savoir regarder, et par suite à savoir exprimer ce qu’il a vu et compris. Alors, la topographie parle un langage clair, et pour celui qui connaît ce langage la lecture de la carte ne se borne plus à l’intelligence des signes conventionnels ; car il s’y trouve en réalité, implicitement exprimées, une foule d’indications intéressantes et d’une utilité pratique incontestable. Enfin, la topographie rend à son tour aux sciences géologiques et hydrologiques les services qu’elle leur a demandés, en fournissant une meilleure base à leurs études. Elles peuvent tirer des déductions nouvelles ou plus précises des cartes mieux établies. C’est ainsi que progressent les connaissances relatives au terrain, en s’appuyant les unes sur les autres. » (p. 95-96.)
Les réductions d’échelle, la généralisation, la connaissance des formes, la topologie
Le "coup d'œil" du géographe et du lecteur de carte
Le général Berthaut dialectise la cartographie à partir de l’examen attentif de ses modes d’élaboration, des pratiques spécifiques de chaque pays, des progrès obtenus dans la méthodologie de la connaissance : la planimétrie et le relief ; les signes graphiques et les écritures ; les courbes de niveau et les hachures ; les ”généralisations” et les détails ; les particularités locales ou régionales et le langage commun nécessaire aux assemblages ; l’échelle des levés et celle des restitutions ; le temps des levés et celui des usages de la carte (avec la troupe : à pied, à cheval) ; les formes visibles et les structures sous-jacentes ; la topologie et la connaissance du terrain… Les séries de cartes (plusieurs centaines, collectées dans ses différents ouvrages) attestent des avancées progressives : le livre admet l’idée d’un progrès vers l’exactitude des levés et des restitutions, mais aussi vers l’efficacité plus grande qui en facilite la lecture : le “coup d’œil” (p. 95) aussi décisif que l’examen attentif, la lecture proprement topographique et les projections sur plan horizontal.
La méthode néo-géographique de François Dagognet
Je citerai, pour une conclusion toute provisoire, quelques lignes de François Dagognet, soulignant à propos de Darwin l’intérêt d’une géographie non pathétique, c’est-à-dire non enfermée dans une poétique du lieu mais ouverte explicitement à une topologie des milieux traversés, qui met en relation parfois les points apparemment les plus opposés, et scinde les apparences villageoises de la communauté et de la proximité. « Nous [mettons] en évidence la création d’une néo-géographie expérimentale et sérielle, non plus celle qui pathétise les lieux, les paysages, ni celle qui les décrit seulement, stérilement, la plate monographie d’un observateur-voyageur. La méthode néo-géographique inventive relève plus de l’optique des milieux traversés ou projetés en quelque sorte les uns sur les autres, – une bijection à grande échelle, des interférences, des déplacements – que de l’histoire naturelle des emplacements, des déplacements ou des niches. » (F.Dagognet, 1977.)